Livres

La tyrannie du silence de Claire Maximova : glaçant et poignant

Ecrire sur l’abjection

Faire la critique de « La tyrannie du silence » est un exercice qui s’avère à la fois extrêmement simple et extrêmement difficile à la fois.

Simple tout d’abord, car son sujet ne laisse la place à aucun débat. Nulle objection ne peut être émise sur l’abjection que représente le viol, sur sa brutalité physique mais surtout psychologique, cette souillure indélébile qui entame l’âme bien plus qu’aucune blessure physique ne peut le faire.

Mais difficile en ce qu’il ne s’agit pas d’un sujet anodin et encore moins léger. Difficile car le coup est rude pour le lecteur (quoique bien moins que pour la victime) qui se heurte à une réalité crue, d’autant plus choquante qu’elle implique des hommes et des femmes d’église. Des personnes dont l’exemplarité, la droiture, la chasteté et la pureté sont intrinsèquement liée à leur sacerdoce ecclésiastique. Toute entorse à cet idéal de vie, au service de Dieu et des hommes, est nécessairement perçu comme une trahison incompréhensible, y compris pour les non croyants.

C’est ce qui rend n’importe quelle affaire de droit public impliquant des ecclésiastiques particulièrement sordides, qu’il s’agisse d’une banale affaire de vol ou de dérives sexuelles. Ces dernières, déjà scabreuses, révoltantes et abjectes en temps ordinaire, voient leur ampleur et leur perception démultipliée justement parce que c’est bien la dernière chose que l’on verrait faire à un homme d’église, même si cela a malheureusement tendance à se banaliser compte tenu du nombre croissant d’affaires et de révélations.

Disclaimer

Difficile enfin parce qu’il ne faudrait pas que les remarques adressées au récit sur la forme ou sur le fond, puissent, en quelque manière que ce soit, laisser entendre qu’une quelconque responsabilité est attribuée à l’auteur dans l’épreuve effroyable qu’elle a vécue. Internet étant ce qu’il est, on a très vite fait de tomber sur un lecteur trop prompt à interpréter de travers – et dans le sens qui lui sied – des mots qui ne veulent rien dire d’autre que ce qu’ils expriment.

Il est triste de devoir, en 2019, écrire et préciser de telles choses. Mais plutôt que d’avoir à courir et argumenter contre des esprits malavisés, il vaut mieux prendre les devants et dissiper toute possibilité de malentendu.

En conséquence, le choix des mots est d’une importance capitale, ce qui rend l’exercice plus délicat qu’à l’accoutumé, mais néanmoins pas impossible, comme nous allons le voir.

La plume plus forte que l’épée

Et la première chose à dire, c’est que, bien que le sujet soit d’une gravité extrême, le livre se lit de manière assez plaisante, presque comme un thriller. L’auteur possède un vrai talent de plume et dans un style très fluide, on alterne les moments joyeux, plus tristes, émouvants, tendus pour finir par l’angoisse et la colère.

Car le récit est d’abord très analytique et factuel. Suivant une trame chronologique, repartant de ses origines, après la scène d’exposition où elle expose les faits dans leurs détails au provincial dont elle dépend (supérieur de l’ordre des carmes auquel elle appartient).

On assiste alors au déroulé inéluctable des événements. Inéluctable car l’issue nous est connue dès le départ. Seul nous manque le cheminement, qui conduit une adolescente ukrainienne découvrant sa foi catholique à une carmélite exclaustrée (c’est-à-dire retirée de la clôture derrière laquelle les religieuses carmélites sont en principe retranchées à vie) en plein désarroi tombant dans les griffes d’un véritable pervers narcissique (le terme est de l’auteur).

Ce cheminement, conjugué à l’approche très factuelle, est très riche d’enseignements pour nous lecteurs.

Roulez jeunesse

Et d’abord sur le quotidien d’une adolescente en Ukraine. Bien que nous n’ayons pas les dates, on ne parle pas ici de la vie au XIXe siècle, mais bien de l’époque contemporaine puisqu’il est question vers la fin du livre de l’annexion de la Crimée par la Russie, intervenue en 2014. Et pour qui en doutait encore, les choses sont assez édifiantes. Pourtant aux portes de l’Europe, les choses sont pourtant par moment aussi désespérantes qu’aux grandes heures des privations soviétiques.

Et pourtant, malgré un quotidien pas toujours rose, où le déplacement sur de moyennes ou grandes distances relèvent du parcours du combattant loin du confort de nos infrastructures confortables, ce qui transpire le plus, c’est la joie.

Malgré la tristesse momentanée, malgré les difficultés, les douleurs, les ruptures (familiales, affectives), ce livre est une véritable leçon de bonheur, de joie et d’optimisme. Rien ne semble pouvoir battre en brèche la joie de vivre de cette adolescente qui rencontre Jésus et l’église catholique. De fil en aiguille, elle forge sa vocation et, voulant suivre les traces de Sainte Thérèse de Lisieux (de manière sans doute trop littérale), se fixe pour but d’entrer au Carmel.

C’est cette vocation qui la conduit en France où, après une année d’étude, elle entre enfin au Carmel après une attente qui lui a semblé être une éternité.

Comique de situation

Et c’est là la deuxième leçon de ce livre, dans une succession de passages qui font sourire, à la fois en raison de l’humour de l’auteur mais surtout par le grotesque de certaines descriptions ou situation, où l’on découvre le quotidien de vie des carmélites derrière la clôture où peu d’entre nous peuvent se rendre pour le constater par eux-mêmes.

Jalousie, mesquinerie, vieilles habitudes, hygiène plus qu’approximative, confiance à géométrie variable, on a l’impression de se trouver dans un épisode de sitcom de série Z. Et pourtant, on ne peut pas imaginer l’auteur proposer des élucubrations infondées sur le sujet tant ces passages sentent le vécu.

La vaisselle pas toujours faite, les souris qui s’amoncèlent dans le plancher de la chapelle, le ménage très irrégulier, les brimades des anciennes envers les nouvelles petites jeunes recrues, l’auteur nous livre une description sans concession de la vie recluse derrière ces murs. Une accumulation de dérives qui, si on n’est pas en enfer ou à Sodome et Gomorrhe, ont constitué plus qu’une épreuve pour notre jeune novice qui décidément voit son chemin vers le paradis très encombré d’obstacles.

Mais même avec tout cela, l’auteur n’envisage pas sa vie autrement, quand bien même sa vie ressemble objectivement à un enfer. C’est d’ailleurs ce féroce acharnement, alimenté par une sorte de naïveté dont elle ne se départira jamais, qu’elle finira par perdre pied et avoir besoin d’aide.

C’est ce besoin d’une aide indispensable qui va finalement conduire à l’issue catastrophique que l’on connait.

I’m only human after all

Les choses ne se passent pas exactement comme l’auteur le prévoyait et son idéal de sainteté meurt un peu plus chaque jour à petit feu.

Il faut dire qu’à travers tout ce que nous décrit l’auteur, on en vient à une conclusion frappante, quoique peu sujette au doute : les hommes et femmes d’église sont avant tout… des hommes et des femmes, tout court. Avec leurs qualités mais aussi et surtout leurs défauts, leurs états d’âme, leurs faiblesses, leur orgueil et parfois leurs petitesses.

Quand bien même la vocation religieuse tend à s’abstraire de tout ce passif inhérent à la condition humaine, la vie en communauté, d’autant plus en vase clos dans le cas d’une communauté carmélite ou monastique, ne peut que provoquer des tensions, certes feutrées, mais inévitables.

Toute proportions gardées, s’il faut en de telles conditions de vie savoir faire abstractions des écarts de l’un ou l’autre vis-à-vis de l’idéal religieux des règles de vie qu’il impose, les cas sur lesquels l’auteur est tombé sont quand même hors catégorie. Et on ne peut que comprendre les abimes de détresse dans lesquelles cette situation plonge l’auteur.

Doutes

Pour surmonter ses doutes quant à sa vocation, dont on finit presque par se demander si elle est suffisamment solide, l’auteur a besoin d’une oreille, de conseils et de quelqu’un sur qui s’appuyer pour surmonter la situation.

Même si on a pu en croiser plusieurs depuis le début de l’ouvrage, c’est là qu’entrent en scène les « hommes d’église » et notamment celui qui deviendra non son « père spirituel » mais plutôt son « frère » de vocation comme elle aime à l’appeler en ce qu’elle recherche avant tout une relation fraternelle et non à recréer un lien de filiation fictif.

Profitant de la faiblesse psychologique de l’auteur qui se trouve complètement perdue, cet odieux individu, qui pourtant célèbre la messe et guide les âmes, va non seulement en profiter mais accentuer encore le malaise de l’auteur pour assouvir des pulsions refoulées dues à un traumatisme de jeunesse.

Les ressorts psychologiques de chacun sont ce qu’ils sont, mais on constate quand même que ce personnage, renommé « Pierre-Judas » semble être bien conscient de ses actes et du mal qu’il fait, malgré ses tentatives de dénégations et d’absolution autoadministré à coup de lettres et de mail, rejetant ainsi la faute sur l’auteur. Bien commode.

Analyse clinique

L’auteur nous livre ainsi une description méthodique, presque médicale, des processus à l’œuvre dans le viol, aussi bien du point de vue de la victime que du bourreau. La lente mais inéluctable glissade vers l’irréparable est saisissante de vérité et de cruauté. La plongée dans l’état de dissociation est d’une limpidité éclairante et sera instructif pour ceux qui ne parviennent pas à admettre la passivité de certaines victimes d’abus.

Mais si tout conduit à ces attouchements, décrits tout en retenue – et on comprend compte tenu des efforts et de l’abnégation que cela a requis de la part de l’auteur tant cela oblige à ressasser les pires moments de son existence – l’objet du livre est moins de nous proposer un simple épisode voyeuriste à la Game of Thrones, mais bien tout ce qui a entouré ces actes abjects.

D’abord tout le processus de destruction psychologique de l’auteur, qui conduit une enfant innocente et pleine d’amour de Dieu à un être vidé de lui-même, étranger à son propre corps, le rendant faible et vulnérable au point de devenir une proie de choix pour un pervers narcissique (surnommé par moment « père vert »).

Puis le rôle tenu par les hommes. Si les femmes, incarnées principalement par les carmélites du couvent dans lequel elle reste le plus longtemps, prennent une grande part de responsabilité dans l’état de décrépitude dans lequel l’auteur va finir par tomber, les différents hommes d’église rencontrés, qu’ils soient théologiens, prieurs ou supérieurs, se chargent d’achever le travail de sape entamé.

Et on entre là au cœur de la raison d’être de ce livre, qui, au-delà du témoignage glaçant sur les sévices subit, dénonce l’attitude détestable de la plupart des hommes d’église que l’auteur croise sur son chemin de croix. S’il convient de ne pas généraliser, un point qui est d’ailleurs évoqué directement dans le livre (même si c’est ironiquement par la bouche du violeur), force est d’admettre que l’auteur n’aura eu à faire qu’à des mufles quand il ne s’agit pas que de lâches.

Mufles et lâches

Mufles quand, de leur point de vue, si l’un des leurs « si fragile » faute et trébuche sur le chemin de la sainteté, c’est que l’objet du désir charnel n’a pas été suffisamment clair dans son refus et n’a pas fait tout le nécessaire pour remettre le fautif sur le droit chemin. Les femmes, laïques ou religieuses, sont reléguées au rang de tentatrices diaboliques, voire d’un poids encombrant et inutile pour l’église pour les secondes.

Lâches car, bien conscients du problème et de son ampleur, certains responsables au sein de l’église, ferment les yeux et laissent courir ces dérives sans que l’on sache véritablement pourquoi. Sans doute y a-t-il la peur de l’effet boule de neige et que l’on ne découvre finalement bien plus (et bien trop) de cas similaires ce qui décimerait inévitablement les rangs déjà clairsemés du clergé. Pénurie qui ne ferait que s’aggraver puisqu’un tel chaos freinerait probablement les ardeurs des futurs impétrants qui hésiteraient encore plus à franchir le pas de la vocation.

Lâches enfin car il est finalement question de pouvoir et d’argent, qui sont les deux moteurs boiteux de l’ambition humaine. On croit le monde ecclésiastique épargné par ces dérives, mais il n’en est hélas rien. Les luttes de pouvoir au saint siège sont légion, quoique discrète, et les scandales financiers tout autant.
Le rapport à l’argent des religieux est évoqué en plusieurs occasions dans le livre et il est singulier de noter qu’il alterne entre la saine gestion des ressources, qui ira jusqu’à faire dire à une carmélite que l’auteur ne peut pas quitter le carmel en raison des sommes importantes qu’elle a coûté pour certains soins, jusqu’à l’évocation à peine voilée des profits que peuvent générer les talents d’un bon prêcheur devant une assemblée le dimanche.

Chance

Finalement on ne peut se départir de l’idée que l’auteur n’a véritablement pas eu de chance. Son parcours a été jalonné de mauvaises rencontres et loin de se rapprocher du paradis, sa vie s’est transformé en enfer, tombant à chaque fois de Charybde en Scylla.

Et si l’on a envie au fil de la lecture de lui intimer le conseil bienveillant d’être moins naïve, moins « bénie oui-oui », ce qui est facile de penser vu de l’extérieur quand on ne vit pas directement la situation, on constate à mesure que la fin du livre approche que cette volonté d’amour inconditionnel, qui se transforme en état dépressif, se mu en fin de compte en révolte et en saine colère.

L’auteur se libère enfin et laisse libre court à sa révolte et son désir de justice face à l’inaction et au silence assourdissant de ceux qui, au sein de l’église auraient pu et auraient dû faire quelque chose.

Dans un final impressionnant, l’auteur nous fait la démonstration de sa résilience et, s’il était encore besoin, de son courage.

Espoir

A l’issue de la lecture, on souhaite trois choses.

D’une part que l’auteur finisse de se reconstruire, panse ses blessures et vive une vie heureuse et épanouie.

Pour cela, il faut que justice se fasse. Que le coupable et les responsables qui l’ont protégé par leurs silences écopent de leur juste châtiment comme eux-mêmes administrent pénitences et culture du repentir. La plainte déposée va, on l’espère, aboutir à une sanction juste.

Enfin, il faut que l’église fasse le travail nécessaire pour empêcher de nuire ses brebis galeuses et pas uniquement celles qui commettent des délits sexuels. Pour cela, il faudrait que l’église s’applique ses propres règles, tout comme un pays devrait appliquer les lois existantes avant d’envisager d’en créer de nouvelles.

Cela demandera un travail long et fastidieux mais si ceux qui en on la charge assument leurs charges et l’œuvre à laquelle ils ont consacré leur vie, cela ne pourra aboutir qu’à un renouveau salvateur.

Maître de ces lieux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *