Petit précis de culture bullshit
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Petit précis de culture Bullshit, par Jean-Bill Duval

Le petit précis de culture Bullshit est l’oeuvre de Jean-Bill Duval. Un membre plus ou moins éloigné de Karim Duval, jeune humoriste à la carrière prometteuse (second degré), qui sévit sur scène avec son spectacle Y, mais aussi (et surtout ?) sur internet à travers des pastilles vidéos relayées sur Youtube et le réseau social de la bienveillance et de l’empowerement : Linkedin.

Dans son livre, le sieur Duval reprend certains de ses textes mis en images mais nous honore d’un tour d’horizon complet de ce que l’on pourrait appeler le mal du XXIe siècle en entreprise : le bullshit.

Bullshit, j’écrirais ton nom

La littérature sur le Bullshit dans le milieu professionnel est abondante.

Le terme Bullshit, qui signifie “Connerie” dans la langue de Shakespeare, désigne, dans le milieu professionnel, la tendance généralisée à adopter un vocabulaire et des méthodes, plus ou moins inspirées de nos voisins américains dans le milieu technologique, dans le but, inavoué, de rendre les métiers traditionnels plus “tendance”, plus “cool” et moins “rébarbatifs”.

Cela permet aussi d’aligner ces “vieux” métiers sur les nouvelles tendances, les nouvelles activités, principalement digitales, pour ne pas sombrer dans la lutte économique et la conquête des talents nécessaires.

Par extension, le bullshit est l’une des causes de la perte de sens globale que ressente les travailleurs du savoir. A force de remplacer tous les termes et tous les rituels par un obscur jargon plus ou moins anglo saxon inutilement complexe, il devient difficile pour le travailleur de savoir à quoi il sert et quelle est la contribution réelle de son travail pour l’entreprise et la collectivité.

Des pans entiers de l’économie se sont désormais organisés autour de ce bullshit, très bien résumé par Karim Duval, qui s’est fait le pourfendeur involontaire de cette lame de fond, en nous disant que le bullshit c’est l’art de la faire de la mousse… mais sans savon.

Produire du vide à partir de rien.

Un livre d’utilité publique

Karim Duval, enfin pardon… Jean-Bill Duval, nous livre dans son ‘Petit précis de culture Bullshit’ la synthèse de toutes les réalités que recouvre de nos jours le bullshit au boulot. Son vocabulaire, à base d’anglicisme plus ou moins adapté (le fameux “franglais”, sa geste, ses artefacts, ses rituels.

Chacun d’entre nous avons eu à nous confronter à au moins une manifestation de la culture bullshit. Quand ce n’est pas directement au travail (parce que certaines professions sont moins exposées au bullshit que d’autres) cela peut être lorsque l’on traite avec d’autres professionnels ou certaines administrations (oui, oui…).

Le bullshit, c’est transformer quelque chose d’existant ou inventer un nouveau processus alors que cela n’est pas fondamentalement nécessaire.

De manière presque anodine, cela a commencé quand on a cherché à masquer nos scrupules face à des professions nécessaires mais mal considérées. On est alors passé des femmes de ménage aux « techniciennes de surface ». Des vendeurs aux “ingénieurs technico-commerciaux”. Et ainsi de suite.

Mais c’est surtout quand les nouvelles méthodes de travail issues des filières informatiques (numériques, digitales, rayez la mention inutile) se sont répandues que l’on a vu essaimer dans tout un tas de métiers la volonté d’adopter un vocabulaire au top de la hype. Cela va, là aussi des intitulés de postes, aux choses plus ordinaires qui, avec une petite “touch” d’English (prononcer “an-gue-liche) font plus “à la page”.

Insidious

Bien entendu, les choses ne se sont pas faites du jour au lendemain et personne n’a décrété un jour qu’il fallait “se mettre” au bullshit.

Quoiqu’à la réflexion, ça aurait été drôle d’imaginer le ministre de l’économie, costard trois pièces, dossiers sous le bras, arriver au conseil des ministres, le toupet au vent, et lancer à la cantonade :

— “J’ai eu une su-per idée pour redynamiser l’économie française. On va se mettre à parler comme les anglo-saxon ! Mais tout en préservant l’exception culturelle française, hein. Genre on parle anglais mais sans en avoir l’air.”

Et là, le ministre de la culture de répondre :

— “Ouais en gros comme un karaoké géant dans le monde de l’entreprise quoi…”

— Exactement ! Sauf que là, les gens seront payés pour avoir l’air ridicule.”

Cette scène n’a jamais eu lieu. Mais c’est à peu près le résultat que l’on a obtenu.

Enfin non.

Le résultat final, c’est qu’à force d’empiler des vocables qui ne disent plus rien à personne, des rituels abscons ou des processus inutilement complexes qui ne font que donner du travail à des gens qui, sans ces processus n’auraient probablement rien à produire, on a obtenu une génération qui a perdu le sens de ce qu’ils font chaque jour au travail.

Et pire : le sens du travail.

Rage against the Bullshit

A tel point que de nombreux travailleurs de la génération Y ne savent plus vraiment quoi répondre quand on leur demande “Et toi ? Tu fais quoi dans la vie ?”. S’il converse avec un X ou tout ce qui se trouve avant W, il y a de forte de chance qu’en répondant du tac o tac “Je suis Chief Hapiness Officer”, on frôle la rupture d’anévrisme.

Ne nous méprenons pas. Les sociétés humaines avancent de manière logique et inexorable vers toujours plus de complexité. Cela vient par l’accroissement de la population, pour laquelle les besoins augmentent et évoluent, qui s’accompagne vers une sophistication toujours avancée des structures sociales et économiques dans lesquelles nous évoluons au quotidien. Difficile de s’imaginer revenir à des organisations féodales (quoi qu’on pense du système en place) ou à l’époque des chasseurs cueilleurs.

Cette complexité entraine avec elle son lot de nouveaux “rouages” qui lui est nécessaire pour fonctionner. Le problème mis en lumière par le phénomène du bullshit c’est qu’on a poussé le curseur très loin, quitte à exploiter le filon comme un segment de l’économie à rentabiliser.

On a de plus en plus de consultants, de métiers de contrôles, de professions financières ou para financières. Certains se désolent que l’on soit passé à l’ère de l’économie du savoir et de la connaissance au détriment d’une économie tournée vers l’industrie manufacturière et le travail manuel.

Pourtant, ce n’est pas là le débat. Tranché il y a de nombreuses années.

Bullshit : la naissance du mal

Non le souci réside précisément dans le fait qu’une frange des acteurs de cette nouvelle économie a su tirer parti de la complexité pour la rendre nébuleuse. De difficilement compréhensible, ils (mais qui ça “ils” ? Nous sachons…) ont peu à peu installé tous les ingrédients du bullshit de manière à ce que la complexité s’auto-alimente.

C’est un trait que l’on retrouve souvent dans les pastilles vidéos de Karim Duval et en toute logique dans le petit précis. Une procédure n’est pas claire ? On ajoute quelqu’un dans la chaine d’exécution dont le rôle sera d’évangéliser le reste de l’organisation au bien fondé de la procédure. Et ça sent le vécu.

On retrouve d’ailleurs ce type de postes dans l’ouvrage “Bullshit Jobs” de l’anthropologue David Graeber qui a théorisé le concept de “Job de merde”, à savoir des postes ou des métiers relativement inutiles qui ne servent qu’à maintenir de l’emploi. C’est ce livre qui, par extension, à donné corps de manière plus large au bullshit en entreprise tel que décrit plus haut.

Karim Duval a raison de faire du bullshit un objet d’humour. Car dans le fond, le rire est la seule chose valable que devrait provoquer toute cette confusion. La vacuité de certaines situations ne prêtent qu’à sourire, et le prendre au sérieux ne reviendrait qu’à ajouter une nouvelle couche de complexité à nos environnements professionnels encombrés.

Bullshit : psychose ou folklore ?

Le bullshit est-il une fatalité ?

Nécessité pour les uns, mal inévitable pour d’autres, il n’en demeure pas moins pour un grand nombre comme un fardeau qu’on aimerait s’épargner.

Entre la volonté de simplification et le besoin de reprendre possession de son quotidien professionnel, la disparition du bullshit ou, à minima, la réduction de son emprise, s’il n’est pas un combat pour tout le monde, devient malgré tout une tendance de fond, dont l’abondante littérature à son sujet témoigne.

Comme le dit l’adage (que j’ai l’impression d’être le seul à utiliser mais c’est pas grave) : “Si on veut détourner un avion, il faut d’abord monter à bord”. Façon de dire que si l’on veut changer quelque chose, il faut d’abord l’identifier.

Avoir mis des mots sur les dérives, parfois drôles mais souvent déprimantes, de ce que l’on désigne par “Bullshit” est un début, nécessaire mais non suffisant, pour essayer de s’attaquer au phénomène.

En route vers une démarche transformationnelle ?

Toute forme d’humour recèle une part de critique. Et l’humour de Karim Duval ne déroge pas à la règle. Si on peut y lire (ou y voir) une critique cinglante de certaines dérives de l’évolution de nos sociétés, dont le bullshit est l’une des manifestations, et qu’il contribue à, sinon populariser, du moins, vulgariser le concept, je me garderais bien d’y voir une forme de militantisme.

Karim Duval se contente, avec talent, élégance et finesse, de dénoncer habillement les travers de nos vies de bureau. C’est déjà beaucoup plus, et beaucoup plus drôle, que ce que la plupart des managers intermédiaires ankylosés dans les méandres de la Bullshit culture ne parviennent à faire pour enrayer le phénomène.

Là où certains humoristes, à l’instar de Jérémy Ferrari, se montrent volontiers revendicatifs et militants dans leurs sketchs ou spectacles, Karim Duval sème les graines de la réflexion en mettant en lumière ce qu’hélas le monde professionnel à pu générer de plus négatif ces dernières années.

Le petit précis de culture bullshit est un livre salutaire, qui prolonge sur le papier l’univers de Karim Duval présent sur le web et qui nous permet de prendre un peu de hauteur et pourquoi pas, de relativiser aussi nos malheurs professionnels.

Maître de ces lieux

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