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Les suppliciées du Rhône de Coline Gatel : sobre et maîtrisé

Le vieux Lyon

Il faut reconnaître qu’un auteur prénommé « Coline » publiant un livre prenant place à Lyon, la ville aux deux collines, c’est assez cocasse.

Mais au-delà de l’anecdote (qui ne doit faire sourire que moi j’en ai peur) Coline Gatel signe avec « Les suppliciées du Rhône » un premier roman talentueux dont les qualités d’écriture et la finesse du propos en font un objet de lecture jubilatoire.

Car derrière l’intrigue principale assez injustement résumée de manière un peu simpliste par le bandeau promotionnel « Les experts à Lyon en 1897 », on trouve un récit beaucoup profond et bien plus complexe qu’il n’y laisse paraître.

Enquête exclusive

S’il est bien question d’une enquête « policière » tout ce qu’il y a de plus classique selon nos standards actuels, la vraie force de l’histoire est que cette dernière est diligentée, de leur propre chef, par un trio composé de deux étudiants en sciences médico légale et une journaliste.

Et rien que ce trio constitue à lui seul l’une des plus grandes forces de ce roman. Cela semble être une évidence et presque un lieu commun que de dire que les personnages constituent la colonne vertébrale d’un roman, et pourtant combien d’auteurs passent à côté de leur propos en raison de personnages sans âme, caricaturaux ou négligés.

Si nos héros mettent en œuvre des procédés dignes effectivement des plus grandes heures de « RIS : Police Scientifique », le propos va heureusement plus loin que la simple transposition dans le Lyon de cette fin de XIXe siècle.

Bien loin du luminol, des relevés infrarouges, ou toute autre technique exotique ultra moderne, on est ému d’assister aux prémices de la science médico légale, superbement incarnée par le maître de nos deux étudiants en la personne d’Alexandre Lacassagne.

Yes. Master.

Bien connu des lyonnais, au moins pour l’avenue ou lieux qui portent son nom à défaut que cela soit pour son œuvre, c’est à ma connaissance la première fois qu’Alexandre Lacassagne est mis en scène dans une œuvre de fiction dans un rôle aussi important. Compte tenu de l’importance du travail réalisé par ce prestigieux personnage, il est dommage que la production écrite le concernant ne soit constitué à ce jour que de publications scientifiques périodiques et d’aucune monographie d’ensemble ni aucune fiction l’impliquant plus directement.

On assiste ainsi à un cours donné par Lacassagne dans l’un des amphithéâtres de la faculté de Lyon dans une scène qui, malgré son sujet grave (puisqu’il y est question d’une autopsie), mêle humour et rigueur, sans tomber dans un voyeurisme malsain inutile.

Puis le rôle du professeur s’estompe et laisse la place à deux de ses étudiants, dont l’un – le plus proche de Lacassagne – fait office de personnage principal.

De fil en aiguille et au fil des meurtres qui s’accumulent, nos trois compères échafaudent des théories, qu’ils confrontent à la réalité du terrain en investiguant auprès des témoins ou coupables potentiels, les interrogeant sur la base des éléments trouvés sur les scènes de crimes ou lors des autopsies pratiquées sur une barge sur le Rhône.

Tout cela nous permet de nous plonger dans ce Lyon de la fin du XIXe siècle et de nous confronter aux conditions de l’époque. Pas de morgues bardées de haute technologie. Ici un simple bateau, refroidi avec des blocs de glace. Un lieu et un procédé qui permettent d’évacuer simplement et efficacement les déchets humains et autres humeurs, directement dans le fleuve, le tout dans une odeur méphitique que bien peu de monde supporterait de nos jours.

Etre femme

Mais bien plus finalement que les crimes commis, leur résolution, les méthodes employées et le brio avec lequel tout cela nous est conté avec luxe détails, la présence d’une femme dans le trio principal apporte une vraie fraicheur au récit et avec lui tout un lot de péripéties amicalo-sentimentales délectables.

Alternant les séquences tragiques, les situations vaudevillesques et les moments d’une intense teneur émotionnelle, le récit nous ballote sans ménagement dans un ballet incessant de montagnes russes.

Cet ascenseur émotionnel est largement dû à la présence centrale des femmes dans le roman, au-delà de la seule héroïne, femmes qui donnent d’ailleurs au livre son titre.

Car derrière l’apparente prépondérance des rôles masculins, surtout de celui qui va résoudre l’enquête à travers une intrigue personnelle plus ou moins scabreuse, ce sont bel et bien ces gentes dames qui portent l’intrigue.

Victimes, marâtres, bonnes-sœurs, journaliste, mères, elles constituent toutes un pilier de la narration. En ces temps de reconquête de leur légitime et juste place et reconnaissance dans la société, mouvement qui aura hélas nécessité plusieurs scandales, le roman prend un saveur toute particulière en ce qu’il ne relègue justement pas ces femmes à des seconds rôles convenus.

En cela, l’héroïne, jeune femme d’origine polonaise, s’habillant en garçon manqué par gout plus que par obligation, exerçant la profession de journaliste au Progrès de Lyon est étincelante. Brillante, courageuse, intelligente, n’hésitant pas à prendre des risques inconsidérés pour faire avancer l’enquête, elle se heurte au conservatisme de ses deux acolytes – qui par ailleurs se targuent de vouloir bousculer les habitudes établies – et au machisme de l’époque.

Quoique très bien écrits dans l’ensemble, ce personnage reste à mes yeux le mieux écrit de tous et le plus consistant. Il soutient l’intrigue et apporte le liant nécessaire au trio principal qui, sans elle (ne serait plus un trio…) serait bien fade.

Quand il ne reste que la fin

Si l’ensemble du roman permet de soulever de nombreux sujets, allant de l’immigration coloniale, à la consommation de stupéfiant en passant bien entendu par l’évocation détaillée de plusieurs techniques médico-légales, sa principale faiblesse résidence à mon sens dans le sous arc narratif sous-tendant le mobile du meurtrier et donc de l’enquête que conduisent nos héros.

Assez alambiquée et par trop personnelle au regard du déroulé du roman, elle en vient presque à gâcher la fin de lecture. Le fait en plus que le reste du groupe puisse être tenu étranger du dénouement final, rompt la dynamique mise en place par le groupe depuis le début du récit.

Il n’en demeure pas moins que cela n’enlève rien aux qualités du livre qui se lit à une vitesse redoutable et qu’on ne lâche qu’à contre cœur.

Coline Gatel nous gratifie d’un roman plaisant, tout en nuances et en subtilités dans une langue sans fioriture et un ton juste. Si l’on ose espérer le prolongement de l’histoire de nos héros, chose imaginable mais qui au ton de l’issue du livre reste improbable, on aimerait bien retrouver la plume de Coline Gatel pour nous plonger une fois encore au XIXe siècle.

Mais on ne sera pas sectaire, et quoiqu’il nous propose, on attend de pied ferme son prochain opus !

Maître de ces lieux

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